Sur les hauteurs des Alpes suisses, à la croisée des communes de Guttannen et Innertkirchen, Reforest’Action pilote un projet de Régénération Naturelle Assistée en collaboration avec les acteurs forestiers locaux. Cette initiative vise à revitaliser et diversifier les arolières, qui désignent les peuplements forestiers dominés par l'arole (aussi appelé pin des Alpes), arbre emblématique des paysages alpins. Dans le but d’accroître leur résilience face aux défis posés par le changement climatique, une série d'actions de rajeunissement seront mises en œuvre sur une période de cinq ans. Le suivi d’un protocole scientifique tripartite, basé sur la sélection des stations forestières, la provenance des graines de pin et la méthode de semis, permettra de soutenir la régénération efficace et durable des arolières. Ce projet ne cherche pas seulement à préserver localement un symbole de biodiversité d’altitude, mais également à établir un modèle de gestion sylvicole douce qui pourra être reproduit dans d'autres régions confrontées à des problématiques similaires.
L’arole ou pin des Alpes : une espèce emblématique menacée
Le roi de l’écosystème subalpin
Au cœur des Alpes suisses, dans le canton de Berne, Reforest’Action finance l’accompagnement à la régénération d’une espèce emblématique de l’écosystème forestier alpin. L’arole, également appelé pin des Alpes ou pin cembro, prend racine entre 1 300 et 2 600 mètres d’altitude, un étage à partir duquel très peu d’essences survivent. À la limite supérieure des forêts, il s’agit de l’arbre qui pousse aux altitudes les plus élevées en Europe. Le pin des Alpes s’épanouit sur une couche d’humus brut : constitué de matière organique en légère décomposition, ce substrat acide n’est pas un problème pour l’arole, bien au contraire. Sur ce type de sol, et dans des conditions climatiques idéales, le conifère de la famille des Pinacées peut prospérer pendant plusieurs centaines d’années et supporter des températures négatives extrêmes pouvant descendre jusqu’à -40°C. Vents violents, chutes de neige, foudre… L’arole étant un arbre longévif, il expérimente de nombreuses vagues météorologiques hostiles au fil de sa vie, qui lui confèrent une silhouette bien souvent irrégulière et asymétrique. Les capacités physiologiques hors pair de cet arbre lui ont valu le surnom de « Roi des Alpes ». Petit à petit, il est devenu le symbole des Alpes suisses, un emblème d’une grande valeur immatérielle et esthétique.
Cependant, les conditions subalpines nécessaires à l’épanouissement de l’arole réduisent son aire de répartition aux Alpes européennes centrales, pour la majorité, et aux Carpates, de façon plus dispersée. Sa rareté est également due à son cycle biologique particulier : il faut attendre plus de 40 ans pour que l’arbre atteigne sa maturité sexuelle et que ses fleurs femelles donnent des fruits, appelés « cônes » ou « pives », contenant des graines pouvant être dispersées.
Le rôle écologique majeur de l’arole est également à souligner. Cette essence de montagne assure la transition entre l’écosystème forestier alpin et les sommets dénués d’arbres. Le pin des Alpes cohabite presque toujours en mélange avec le mélèze et l’épicéa, formant des peuplements bien structurés appelés arolières. Ces dernières abritent une grande biodiversité végétale : elles permettent notamment le développement d’une flore de sous-bois, formant un tapis de bruyères, de myrtilles et d’airelles, et accueillent certaines espèces de fleurs rares telles que la linnée boréale ou la clématite des Alpes. La structure ouverte de ces forêts entrecoupées de clairières profite à de nombreux animaux qui se nourrissent au sol, dont le cerf, le chamois, le lièvre variable (une espèce de lièvre dont la couleur du poil varie en fonction des saisons) et une grande variété d’oiseaux (cassenoix moucheté, pinson des arbres, grive draine et musicienne, merle à plastron, pipit des arbres…).
Une symbiose indispensable à la survie de l’arole
Le cassenoix moucheté (Nucifraga caryocatactes) est une espèce de passereaux dont la zone d’habitat correspond aux zones de répartition du pin des Alpes. Ce dernier est donc très souvent localisé là où l’oiseau niche. Mais leur cohabitation est loin d’être anodine et il s’agit d’un excellent exemple de mutualisme. Ce type de symbiose entre espèces implique que les deux partenaires tirent des avantages durables et réciproques de leur association, qui peut même parfois conditionner leur survie.
Couple de cassenoix mouchetés sur la cime d'un arole - Alpes suissesDe son côté, l’oiseau au corps brun chocolat ponctué de taches blanches se nourrit principalement de graines d’arole, qu’il extrait facilement des cônes de l’arbre situés en hauteur, grâce à son bec puissant et à une technique rodée. Une pive d’arole contient plus de 100 grosses graines que le cassenoix est capable de transporter en même temps dans son jabot, un organe propre aux oiseaux servant de réservoir de nourriture. À partir de la fin de l’été, l’oiseau mène un travail acharné de construction de réserves alimentaires hivernales, enterrant et cachant les graines récoltées dans le sol ainsi que dans des anfractuosités d’arbres ou de rochers. Le cassenoix aménage ainsi jusqu’à dix mille réserves de 10 graines chacune au cours d’une seule saison. Sa mémoire sans pareille lui permet de retrouver environ 80% d’entre elles durant l’hiver.
Réciproquement, la dispersion des graines d’arole dépend presque entièrement du régime alimentaire du cassenoix. En effet, les graines du conifère sont trop lourdes et fermement fixées pour être transportées par le vent. Les 20% de graines non consommées par l’oiseau pendant l’hiver ne sont pas perdues. Dispersées à des altitudes élevées, souvent au-delà de la limite des arolières existantes, elles germent au printemps suivant, assurant la propagation effective de l’arole dans les régions alpines. C’est pourquoi l’espèce d’oiseau est essentielle au rajeunissement des peuplements d’aroles, qui plus est dans un contexte de changement climatique. En tant que principal propagateur naturel de l’arole, le cassenoix moucheté, qui avait presque disparu dans le passé, est devenu une espèce protégée.
Le pin des Alpes menacé par le changement climatique
En Suisse, la surface des arolières a fortement diminué au cours des derniers siècles, à la suite d’un défrichage à grande échelle en faveur de la création d'alpages (pâturages montagneux) et de la récolte de bois de chauffe et de litière. Si la vente de produits non-ligneux (ne nécessitant pas la coupe des arbres) tels que l’huile essentielle de pin ou la liqueur d’arole est aujourd’hui privilégiée, c’est maintenant le changement climatique qui menace la pérennité du résineux sur les hauteurs suisses.
Les décennies à venir seront porteuses de nombreux défis pour le pin des Alpes : températures plus élevées, sécheresses accrues, modification du régime pluviométrique, etc. Ces dérèglements climatiques, dont les effets sont déjà visibles depuis les années 1980, repoussent petit à petit la limite d’implantation de l’arole vers les sommets, au profit d’autres essences plus adaptées à ces nouvelles conditions. Ainsi, le mélèze et l’épicéa, deux espèces à croissance rapide, concurrencent fortement l’arole et gagnent petit à petit en altitude. La longévité du pin cembro est même devenue un obstacle à sa survie, car les gênes transmis par les vieux arbres correspondent à un environnement beaucoup plus frais et humide. Si l’arole dispose d’une grande capacité d’adaptation génétique, celle-ci demande du temps. En outre, le lent processus de migration naturelle vers les hauteurs, rendu possible par le travail du cassenoix moucheté, ne fera probablement pas le poids face au rythme effréné du changement climatique. C’est pourquoi l’inventaire forestier national suisse alerte sur la diminution régionale de la surface des arolières et sur le risque d'extinction locale de cette espèce de pin.
Soutien à la régénération naturelle de l’arole : un protocole scientifique
Vers la création d’arolières diversifiées et résilientes
À une altitude moyenne de 1 900 mètres, dans les communes de Guttannen et Innertkirchen, Reforest’Action mène depuis 2022 un projet de Régénération Naturelle Assistée (RNA) en collaboration avec les acteurs forestiers locaux. La méthode de la Régénération Naturelle Assistée, qui respecte le cycle naturel de la forêt, permet de valoriser le patrimoine forestier existant pour le rendre plus diversifié et résilient sur le long terme. Dans un contexte de changement climatique, il s’agit ici d’assurer la présence de l’arole dans la région des Alpes suisses. L’objectif de cette initiative est donc de préserver et d’adapter les arolières aux futures conditions climatiques, en tant qu’habitats diversifiés assurant la transition vers l’étage alpin.
Les cinq sites sélectionnés dans le cadre du projet, chacun d’une surface d’environ dix hectares, comportent aujourd’hui assez peu d’arbres, mais ont été choisis pour leurs caractéristiques adaptées au bon développement du pin des Alpes (qualité du sol, exposition, concurrence de la végétation, etc.). Pendant une durée de cinq ans, la valorisation des arolières existantes sera accompagnée d’actions d’enrichissement réalisées selon un protocole scientifique défini. Au total, 300 000 graines d’arole de provenances différentes seront semées pendant la première année de mise en œuvre, dans le but d’analyser leur succès de croissance au cours des années suivantes, et d’en tirer des conclusions utiles. Le rajeunissement des arolières rendra également ces forêts plus résistantes et résilientes face à la modification du climat et à la sévère concurrence d’autres résineux. En parallèle, la mise en œuvre d’une méthode de gestion sylvicole douce permettra de favoriser l’accroissement des peuplements, la richesse de leur structure ainsi que le développement de leur biodiversité. Le retour des oiseaux au sein des zones concernées, et notamment du cassenoix moucheté, favorisera la reprise de nouveaux plants d’arole en altitude, au profit de sa régénération naturelle.
Un programme de recherche scientifique à trois variables
La dimension scientifique du projet vient renforcer la pertinence et la viabilité des actions menées. En priorité, le projet vise à déterminer scientifiquement les conditions de régénération du pin des Alpes les plus favorables. En croisant les facteurs stationnels et de provenance des graines avec les méthodes de semis, il sera possible de trouver les clefs d’un processus de régénération naturelle efficace et durable pour l’arole. Le challenge est important, car la réussite du protocole et, in fine, le succès de la pousse des jeunes pins, dépend également de phénomènes externes plus ou moins maîtrisables tels que les conditions climatiques et météorologiques, la concurrence végétale ou encore l'influence du gibier. Le programme d’étude s’étendra sur les cinq ans de vie du projet et pourra être prolongé de cinq ans supplémentaires, si nécessaire.
Variable 1 : les stations forestières
La première variable du protocole scientifique consiste en la sélection des stations sur lesquelles réaliser les semis d’arole. Selon l'IGN*, une station forestière est « une étendue de terrain de superficie variable présentant des conditions physiques et biologiques homogènes ». Parmi ces conditions, on peut citer le mésoclimat (climat d’une zone limitée), la topographie, la composition du sol ou la structure de la végétation spontanée. Identifier les stations forestières permet au corps forestier d’orienter ses choix de gestion sylvicole. Dans le cas du projet en Suisse, c’est le type de sol qui a principalement joué dans le choix des cinq stations sur lesquelles soutenir la régénération de l’arole et tester les deux autres variables de la méthodologie. Chaque station constituera donc un habitat naturel différent pour le pin des Alpes.
Une subdivision est ensuite réalisée sur chacune des stations prémentionnées afin d’obtenir un maillage de « microstations ». Ce morcèlement supplémentaire permet de restreindre l’expérimentation aux endroits les plus favorables au semis de graines d’arole. En altitude, des différences minimes de localisation peuvent influencer le succès ou l’échec de la pousse. Par exemple, les élévations de terrain ainsi que le pourtour d’anciennes souches d’arbres abattus constituent des zones propices à la survie du pin des Alpes. Sur chaque hectare, entre dix et quinze microstations seront tracées, pour un total de 500 placettes expérimentales. Une seule provenance est utilisée par microstation, afin que l'ordre des essais et leur succès puissent être évalués ultérieurement.
*IGN : L'Institut national de l'information géographique et forestière
Variable 2 : la provenance des graines de pin
Parallèlement à la sélection des stations, la provenance des graines de pin est également une composante majeure de la méthodologie scientifique. Des graines de pin cembro originaires de trois régions différentes ont été collectées pour le compte du projet : dans la Vallée de l'Aar, auprès du jardin botanique de l’Université de Berne et dans les Alpes orientales centrales, qui s’étendent du Nord de l’Italie à l’Est de la Suisse. Malgré qu’il s’agisse à 100% de la même essence, le génome des individus diverge en fonction de leur zone d’implantation : c’est ce qu’on appelle la biodiversité génétique. L’hypothèse ici soulevée est que l’introduction de graines d’arole provenant de régions situées plus au sud favorisera la régénération de l’espèce dans un contexte d’augmentation des températures en altitude. Cette méthode, appelée « migration assistée », est une des stratégies d’adaptation des essences au changement climatique. L’incidence des caractéristiques génétiques des semences sur la faculté de germination et la croissance des pins sera prouvée lors d'une analyse d’impact ultérieure.
Variable 3 : les méthodes de rajeunissement
Le dernier facteur à tester, décisif pour la réussite du rajeunissement des arolières, concerne la façon dont les graines d’arole sont semées. Quatre méthodes d’épandage sont ici testées, qui se distinguent par les conditions d’implantation des semences dans le sol. Pour autant, aucune des techniques de semis choisies ne nécessite de réel travail du sol, avec l’objectif de perturber le moins possible le milieu naturel et dans le respect de la méthode douce de Régénération Naturelle Assistée. Sur chaque station, quatre procédés différents seront mis en œuvre :
1. Semis direct : il s’agit de la méthode de rajeunissement la plus simple. Les graines sont dispersées sur le sol sans aucune préparation préalable. Cet épandage des semences à la main vise à imiter la dispersion naturelle des graines.
2. Scarification superficielle et épandage : dans ce cas, le sol est préparé avant l’introduction des semences. Les herbes de surface, formant souvent un épais tapis de paille, sont retirées pour permettre aux graines de s’enraciner plus facilement après épandage.
3. Scarification profonde ou enfouissement : cette méthode consiste à réaliser les semis directement dans le sol, et non pas à les épandre en surface. De petits trous localisés et peu profonds sont réalisés afin d’y déposer les graines d’arole.
4. Enfouissement et protection contre les animaux : identique à la méthode précédente, il s’agit de protéger les zones où ont été enfouies les graines de pin en les entourant d’une clôture. Les pousses d’arole sont en effet prisées par les ongulés sauvages qui représentent un danger à leur survie.
Pour que la méthodologie scientifique soit valable, des microstations « témoins » seront désignées, sur lesquelles aucun épandage ne sera réalisé. Ces zones intactes joueront le rôle de « contrefactuel » en permettant de déterminer si les résultats obtenus sur les zones de test sont bien dus à un biais expérimental.
En fin de compte, pour chaque station, l’ambition est de pouvoir sélectionner les provenances les plus adaptées et les méthodes de semis les plus performantes, vers l’amélioration du taux de reprise des jeunes pins lors des prochaines saisons. Sur l’ensemble des graines semées, un minimum de 33% de succès de croissance est attendu. La bonne santé des jeunes plants sera suivie chaque année, mais l’évaluation concrète des résultats scientifiques ne pourra avoir lieu qu’à partir de la deuxième ou de la troisième année après semis des graines, car à cette altitude, le rythme de la nature est ralenti.