La biodiversité est à la fois la condition de la stabilité des écosystèmes, le socle des économies humaines et un patrimoine naturel irremplaçable. Selon le Global Risks Report 2024 du World Economic Forum, son déclin fait ainsi partie des trois principaux risques mondiaux pour la société. Autrement dit, la crise de la biodiversité est aujourd’hui considérée comme une menace majeure, au même titre que les événements extrêmes liés au climat ou les changements critiques des systèmes terrestres. Face à l’urgence écologique, à l’insuffisance des financements dédiés à la protection du vivant et aux attentes croissantes envers les entreprises, une nouvelle dynamique internationale s’est enclenchée : la construction d’un potentiel marché de « crédits nature ».
Reforest’Action, engagé pour la restauration des écosystèmes forestiers depuis 15 ans, a été nommé membre du groupe d’experts « Crédits Nature » de la Commission européenne pour les cinq prochaines années. Cette participation stratégique illustre notre volonté d’accompagner la création d’un cadre robuste, crédible et ambitieux pour ces nouveaux instruments de financement du vivant. Elle s’inscrit par ailleurs dans la continuité de notre engagement au sein de l’International Advisory Panel on Biodiversity Credits (IAPB), qui réunit experts scientifiques, acteurs publics et organisations engagées pour définir les principes et orientations nécessaires à l’émergence de marchés de crédits biodiversité à haute intégrité.
Biodiversité : fondements, services et enjeux d’un patrimoine sous pression
La biodiversité désigne la variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et aquatiques, ainsi que les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces, ainsi qu'entre espèces et écosystèmes. Au-delà de sa valeur intrinsèque, elle rend à l’humanité une multitude de services écosystémiques essentiels. Ces services se répartissent en plusieurs catégories :
- Services d’approvisionnement : alimentation, eau douce, fibres, matériaux biosourcés, molécules d’intérêt pharmaceutique.
- Services de régulation : stabilisation du climat, pollinisation, régulation des maladies, contrôle de l’érosion, filtration de l’eau, prévention des risques naturels.
- Services culturels : bien-être, patrimoine, spiritualité, loisirs, tourisme.
- Services de soutien : cycles biogéochimiques, formation des sols, productivité biologique.
Ensemble, ces services représentent des milliers de milliards d’euros de valeur économique chaque année. Mais depuis un demi-siècle, la biodiversité s’effondre sous l’effet combiné de la conversion des terres, du changement climatique, de la pollution, de la surexploitation des ressources naturelles et de la propagation d’espèces invasives. Selon l’IPBES, un million d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction. Cette tendance bouleverse les équilibres écologiques, accroît les risques systémiques et met en péril les bases mêmes du développement humain.
Les besoins de financements pour enrayer cette perte sont considérables : le rapport Financing Nature (Paulson Institute, 2020) estime un déficit annuel situé entre 722 et 967 milliards de dollars par an pour atteindre les objectifs mondiaux. C’est dans ce contexte de manque structurel de ressources que se développent de nouveaux mécanismes destinés à orienter des financements privés vers la protection et la restauration du vivant.
L’émergence des crédits nature : une dynamique issue de l’agenda international
La réflexion autour d’un marché de « crédits nature » s’inscrit dans le prolongement des négociations qui ont marqué les dernières Conférences des Parties (COP) sur la biodiversité, en particulier la COP15 de Montréal (Canada) en 2022 et la COP16 de Cali (Colombie) en 2024.
La COP15 a abouti à l’adoption du Cadre mondial pour la biodiversité (Global Biodiversity Framework) de Kunming-Montréal, qui fixe des objectifs phares : atteindre 30% d'aires (marines, côtières, terrestres, et d'eaux douces) protégées au niveau mondial d’ici 2030, s'assurer qu'au moins 30% des milieux naturels dégradés seront en restauration d'ici 2030, et mobiliser un minimum de 200 milliards de dollars par an tous flux confondus (publics comme privés). La communauté internationale y a souligné la nécessité d’impliquer les entreprises dans la transition écologique, notamment via des outils de transparence, de reporting et d’investissement.
Dans ce contexte, l’idée de « crédits nature » (ou « certificats biodiversité ») a progressivement gagné en visibilité. Ces instruments visent à certifier des bénéfices mesurables pour les écosystèmes, issus d’actions de restauration ou de conservation, et à permettre leur éventuelle acquisition par des entreprises ou investisseurs souhaitant contribuer à la protection du vivant selon des standards encadrés.
Un paysage encore en construction
Plusieurs initiatives ont émergé au niveau mondial, chacune proposant une approche spécifique.
La proposition de la Commission européenne
En juillet 2025, la Commission a confirmé son intention d’explorer la création d’un marché de « crédits nature ». Le mandat donné à son nouveau groupe d’experts « Crédits Nature », au sein duquel siège désormais Reforest’Action pour cinq ans, vise à définir les fondations méthodologiques, scientifiques et opérationnelles nécessaires à l’émergence d’un tel marché :
- nature des activités éligibles,
- exigences de mesure, de suivi et de vérification,
- critères d’intégrité environnementale et sociale,
- règles de fonctionnement du marché et gouvernance,
- interaction avec les politiques européennes (biodiversité, climat, agriculture, finance durable).
L’objectif est d’assurer que tout instrument de marché respecte les standards scientifiques les plus élevés et contribue véritablement à la protection du vivant.
The International Advisory Panel on Biodiversity Credits (IAPB)
L’International Advisory Panel on Biodiversity Credits (IAPB) joue un rôle structurant dans l’orientation du futur marché mondial des crédits biodiversité. Créée pour accompagner l’émergence de mécanismes à haute intégrité, l’IAPB réunit des experts scientifiques, des institutions publiques, des organisations de la société civile et des acteurs économiques afin de définir des principes directeurs, des cadres méthodologiques et des critères de qualité pour des crédits naturels crédibles et transparents. Son Framework for High Integrity Biodiversity Credit Markets fournit aujourd’hui des repères essentiels pour clarifier les cas d’usage, les exigences de mesure et les garde-fous nécessaires à la construction de marchés volontaires alignés sur les priorités internationales de conservation du vivant.
The Global Biodiversity Standard (TGBS)
Fondé par Botanic Garden Conservation International et introduit en 2022, The Global Biodiversity Standard (TGBS) reconnaît et encourage la protection, la restauration et le développement de la biodiversité. Dans un contexte de multiplication de projets de création et de restauration d’écosystèmes forestiers et agroforestiers, ce standard vise à développer de meilleures pratiques en faveur de la génération d’impacts positifs sur la biodiversité, notamment par la diversification des essences et l’intégration d’espèces natives dans le design des projets. A long terme, The Global Biodiversity Standard entend placer la biodiversité au centre de toutes les initiatives qui contribuent à lutter contre le changement climatique et à développer les moyens de subsistance des communautés locales. En plus de son rôle d’expert en pilotage de l’impact, Reforest’Action représente officiellement le hub Europe du Global Biodiversity Standard dans l’objectif de porter cette certification à l’échelle européenne. Bien que The Global Biodiversity Standard ne constitue pas à ce stade un marché de crédits à proprement parler, il fournit une base méthodologique robuste susceptible d’inspirer les futurs standards internationaux.
The Organization for Biodiversity Certificates (OBC)
Dans une approche plus opérationnelle, d’autres initiatives cherchent à concevoir des systèmes concrets de certificats valorisant les gains de biodiversité. C’est le cas de l’OBC, lancée en 2022 et co-fondée par des acteurs tels qu’aDryada, Le Printemps des Terres, Carbone 4 et le Muséum national d’Histoire naturelle. Cette organisation regroupe des entreprises, des ONG et des experts scientifiques autour d’un objectif commun : développer un système de certificats biodiversité permettant d’évaluer, valoriser et faire reconnaître les gains locaux de biodiversité générés par des actions de conservation et de restauration. Elle pilote pour cela un programme de recherche appliquée visant à définir des protocoles techniques et des règles de fonctionnement garantissant la fiabilité de ces certificats, en s’appuyant sur des approches scientifiques rigoureuses et des expérimentations menées sur le terrain.
Crédits biodiversité et crédits carbone, deux logiques distinctes
Si l’expression « crédits nature » peut renvoyer au modèle des crédits carbone, il existe des différences fondamentales entre les deux mécanismes.
Échelle et complexité écologique
Le carbone est une unité physico-chimique mesurable et homogène. À l’inverse, la biodiversité est multidimensionnelle : elle combine la richesse spécifique, l’abondance, la santé des habitats, les interactions écologiques, les fonctions écosystémiques. Cette complexité exige des indicateurs multiples, adaptés aux contextes biogéographiques, et rend difficile toute équivalence universelle.
Objectifs distincts
Les crédits carbone, généralement émis dans le cadre de mécanismes réglementaires ou volontaires, visent à réduire les émissions ou à augmenter les absorptions de CO₂ en incitant les entreprises à réduire leur empreinte carbone ou à investir dans des projets de séquestration. Les crédits biodiversité ont pour objectif principal d’améliorer la santé des écosystèmes : restaurer les habitats naturels, renforcer la résilience, protéger les espèces menacées, reconnecter des continuités écologiques. Ces deux mécanismes créent une logique de contribution à l’effort collectif pour lutter contre la dégradation de l'environnement, mais opèrent sur des échelles et des métriques distinctes.
Usage par les entreprises
Un point majeur distingue les deux marchés : alors que les crédits carbone sont parfois utilisés dans des stratégies de neutralité climatique, les futurs crédits biodiversité visent davantage une contribution nette positive au vivant qu’une logique de compensation. Les régulateurs insistent sur ce point afin d’éviter tout risque de greenwashing.
Objectifs et bénéfices attendus d’un marché des crédits nature
L’émergence d’un marché structuré de crédits nature poursuit plusieurs objectifs stratégiques :
- Mobiliser des financements privés à grande échelle. Le déficit de financement pour la biodiversité étant colossal, les mécanismes de marché apparaissent comme un levier complémentaire aux financements publics. Ils visent à orienter des capitaux vers des projets ayant un impact réel et mesurable.
- Accélérer la restauration écologique. En créant une valeur économique associée à la régénération des écosystèmes, les crédits nature peuvent favoriser la mise en œuvre de projets localement pertinents : renaturation, restauration forestière, agroécologie, reconstitution de zones humides, corridors écologiques, conservation d’espèces.
- Encourager la transparence et la mesure scientifique. Tout marché crédible repose sur des méthodologies robustes. Le développement de cadres de mesure harmonisés améliore la qualité des projets, standardise les pratiques et renforce la confiance des investisseurs.
Pour les entreprises, qui ont un rôle clé à jouer dans la transition écologique, un marché des crédits nature leur permettrait de contribuer de manière concrète à l’atteinte de leurs objectifs biodiversité, soutenir des projets alignés avec les attentes des investisseurs responsables, anticiper les futures obligations de reporting (TNFD, CSRD), et renforcer leur communication et leur positionnement en matière de durabilité.
Pour les investisseurs, un cadre certifié leur permettrait d’accéder à des projets présentant une mesure transparente de l’impact écologique, un risque maîtrisé grâce à la vérification indépendante, et des bénéfices sociaux associés, ancrés à l’échelle locale.
Reforest’Action au cœur de la construction du futur marché européen
En intégrant le groupe d’experts « Crédits Nature » de la Commission européenne, Reforest’Action rejoint un cercle restreint d’organisations chargées d’éclairer les décisions européennes. Ce rôle offre plusieurs opportunités majeures :
- participer à la définition des critères scientifiques et techniques du futur cadre,
- promouvoir une vision exigeante de la restauration écologique fondée sur la qualité, la durabilité et l’impact mesurable,
- faire valoir l’expérience de terrain acquise au travers de centaines de projets dans plus de 40 pays,
- anticiper les évolutions réglementaires et contribuer à l’émergence d’un marché européen crédible, aligné sur les priorités du Green Deal.
Pour Reforest’Action, cette nomination représente à la fois une reconnaissance de son expertise et une responsabilité : celle de porter une vision ambitieuse de la restauration du vivant et de veiller à ce que les futurs crédits nature soient au service d’une transformation réelle et durable des écosystèmes.
La création d’un marché de « crédits nature » constitue une évolution majeure dans le financement de la biodiversité. Bien qu’encore en phase d’exploration, cette dynamique répond à un besoin urgent : mobiliser massivement les acteurs économiques pour restaurer le vivant. À la croisée des sciences écologiques, de la finance durable et des politiques publiques, ce marché encore naissant devra reposer sur des standards élevés, une grande rigueur méthodologique et une transparence irréprochable. En rejoignant le groupe d’experts de la Commission européenne, Reforest’Action se positionne au cœur de cette transformation et contribuera activement à l’émergence d’un cadre international porteur d’impact, d’intégrité et d’ambition pour la biodiversité.